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Zoé regardait le vilain bâtiment de béton gris, la porte parfaitement quelconque, à l’exception du numéro 17 peint en noir sur l’imposte de la partie supérieure.
« Franchement, Ry, on dirait plus une prison qu’une boîte de nuit.
— La boîte est au sous-sol, dans ce qui était jadis un abri antiatomique.
— À quelle profondeur, au juste ? » demanda Zoé, parcourue par un frisson de claustrophobie.
Mais Ry fit mine de ne pas l’entendre.
Elle sentait, à travers la neige et les semelles épaisses de ses bottes fourrées, les vibrations de la musique qui retentissait dans les abysses. La foule qui faisait la queue devant la boîte était surtout composée d’ados. Ils buvaient de la vodka dans des gobelets de carton achetés à un kiosque au coin de la rue et tiraient sur d’âpres cigarettes russes tout en se dandinant sur place en tapant du pied, dans le vain espoir de chasser le froid mordant.
« Je pensais que tu ne voulais pas qu’on nous voie avec ton biologiste, disait Zoé. De peur que ça lui attire un tas d’ennuis. » En réalité, Ry avait dit « un tas d’emmerdes », mais elle tenait à rester polie en public. « Il ne va pas trop faire tache dans le décor ? »
Ry secoua la tête. Il avait les pommettes roses de froid, et ses yeux brillaient dans la lumière blanche, crue, projetée par des lampadaires qui remontaient aux années 1950.
« On ne rencontrera pas le professeur Nikitin au club. On vient là juste pour faire savoir au fils de Popov, le pakhan de la mafiya, qu’on est en ville.
— Ah oui. Lui. »
Zoé frissonna dans sa nouvelle parka en duvet qui était censée lui tenir chaud par moins cinquante – et qui y arrivait presque.
« J’avais quasiment réussi à oublier cette ordure pourrie pendant deux secondes complètes. »
Elle ne parvenait pas à croire qu’ils faisaient ça, d’autant plus que c’était son idée. Après la poursuite insensée dans les montagnes le long de la courbe du Danube, la partie de jambes en l’air avec Ry sur le capot de la voiture, et la découverte de l’amulette cachée dans l’icône – qu’elle avait donc depuis le début –, elle s’était sentie tellement épuisée et vidée, que, le temps de regagner leur hôtel à Budapest, elle dormait debout. Elle ne se rappelait pas s’être couchée mais, quand elle s’était réveillée le lendemain matin, elle était en sous-vêtements, sous les couvertures, et une bonne odeur de café lui chatouillait les narines.
Elle ne savait pas comment il s’y était pris ni même s’il avait seulement fermé l’œil de la nuit mais, quand elle avait émergé de la douche, Ry avait posé sur le canapé des sacs bourrés de vêtements chauds dont ils auraient besoin à Saint-Pétersbourg et étalé sur la table basse tout un lot de faux papiers, y compris des visas pour la Russie.
« Ils ne valent pas ceux de Karim, dit-il alors qu’elle arrivait derrière lui, mais ils nous permettront de passer la frontière. »
Elle laissa tomber par terre la serviette dans laquelle elle était enroulée et glissa ses bras autour de la taille de Ry, pressant contre lui son ventre nu, encore humide.
« Tu sais, O’Malley, que tu es un type précieux à emmener en voyage ? »
Elle l’embrassa derrière l’oreille, qu’elle mordilla de petits baisers gourmands. Et puis, une chose en entraînant une autre,…
« Allez, on y va, dit maintenant Ry en l’attrapant par le bras avec sa main gantée pour contourner une fille aux cheveux blond platine et aux yeux charbonneux qui paraissait osciller au rythme de sa propre musique intérieure. On est sur la liste des invités privilégiés, alors autant se mettre en tête de file. »
Ils s’attirèrent quelques regards noirs en jouant des coudes pour se rapprocher de la porte où était campé, jambes écartées, un videur en manteau rapiécé, blanc sale, les bras dans le dos. Ou aurait dit le bonhomme Michelin, en moins aimable. Il les toisa de bas en haut, commença par secouer la tête et s’interrompit quand Ry remonta suffisamment sa manche pour lui montrer le tatouage en forme de dague sur son bras.
Le videur les laissa alors entrer dans une petite antichambre où un double escalier en colimaçon montait dans des ténèbres trouées par un halo de lumière bleutée.
« Euh, Ry…, commença Zoé. Je ne vois pas moyen de descendre, à part cet ascenseur, là, dans le coin, pas plus grand que des toilettes de chantier.
— Je serai avec toi, répondit Ry. Tu n’auras qu’à fermer les yeux. »
Zoé laissa échapper un mélange de rire et de reniflement qui dissimulait une réelle angoisse.
« Me voilà rassurée… »
D’une façon ou d’une autre – se raccrochant sans doute à l’idée que, si elle devait mourir, au moins elle ne mourrait pas seule – elle laissa Ry manœuvrer et la pousser dans la minuscule cage. Elle le regretta aussitôt, quand, la porte se refermant sur un claquement, l’ampoule nue de quinze watts faiblit encore et la cabine plongea dans le vide après une violente secousse.
La descente dura une éternité, que Zoé passa le visage collé à la poitrine de Ry pour ne pas hurler.
L’ascenseur s’immobilisa sur un dernier spasme et un choc si rude que l’ampoule s’éteignit complètement. Même Ry parut soulagé d’en sortir quand la cabine récalcitrante les libéra enfin. Ils se retrouvèrent devant une porte d’acier entourée par des tubes au néon vert, clignotants, et une vieille femme avec un foulard de paysanne et des bouchons d’oreille, qui était là pour les débarrasser de leurs manteaux.
La porte s’ouvrit sur une vaste pièce carrée, avec des colonnes revêtues de miroirs et de chromes, un éclairage stroboscopique bleu et un large serpent de lumières roses, scintillantes, qui ondulait sur un plafond bleu nuit, semblable à la Voie lactée. La musique, une pénible mixture de techno russe et de hip hop américain, était tellement assourdissante que Zoé s’étonna que ses yeux et ses oreilles ne se mettent pas à saigner. Elle aperçut quelques tables éparses ici et là dans cette pièce archisurpeuplée, mais la plupart des gens s’écrasaient les uns contre les autres au rythme des battements sourds de la techno. Tout à coup, le tintamarre laissa place à quelque chose de plus doux – un chant populaire russe, mais agrémenté d’une touche sensuelle de soul de Harlem, le tout roucoulé d’une voix mélancolique, embrumée. Et sur le mur du fond, un écran vidéo géant s’alluma.
Sur l’écran apparut un jeune homme au fanatique regard bleu perçant de prêtre martyr, doté d’un sex-appeal de star de cinéma qui chantait comme s’il faisait l’amour à son micro avec sa voix. Il était déguisé en pirate, avec une chemise blanche aux manches très larges et un foulard de soie rouge noué autour du front pour retenir ses cheveux blonds qui lui arrivaient aux épaules. Le col de sa chemise était ouvert assez bas pour laisser deviner des pectoraux bien dessinés et, quand il bougeait, Zoé entrevoyait le tracé bleu caractéristique des tatouages.
À cet instant précis, Ry se raidit un peu à côté d’elle. Elle se retourna et vit deux agents de sécurité cravatés de noir s’approcher d’eux. Ils s’arrêtèrent devant Ry et l’un d’eux lui dit quelque chose que Zoé n’entendit pas, mais Ry hocha la tête, la prit par la main, et ils suivirent les deux hommes le long d’un interminable bar laqué noir, miroitant, jusque dans une sorte d’alcôve séparée par un cordon de velours rouge.
Derrière le cordon se trouvait une table de chrome et de verre, deux tabourets et le beau jeune homme que l’on voyait encore chanter à se briser le cœur sur l’écran vidéo géant, était assis en train de descendre un verre de vodka. Zoé s’aperçut qu’il les attendait seulement quand l’un de leurs anges gardiens ouvrit le cordon et leur fit signe de prendre place à la table.
Le jeune homme leva la tête. Il ne portait pas le foulard rouge de la vidéo, et Zoé vit que son front, juste sous ses cheveux, était marqué par une cicatrice rouge, à vif. Mais il avait bien des yeux de prêtre martyr, et ils étaient rivés sur Ry.
Il le regarda longuement, puis il se leva d’un bond et fit le tour de la table pour étreindre Ry dans une accolade virile, lui flanquant de solides coups de poing dans le dos.
Une bouteille de Dom Pérignon et trois flûtes à champagne apparurent sur la table, mais la musique à nouveau assourdissante les empêchait de parler. Alors ils restèrent assis à siffler leur champagne sans rien dire, le jeune homme se penchant de temps en temps vers Ry pour entourer son épaule de son bras et sourire, prenant la pose pour l’interminable cliquetis des appareils photos numériques et des téléphones portables des clients de la boîte.
Et puis, après une dizaine de minutes passées ainsi, il repoussa brusquement la table et se leva. Ry l’imita en lui tendant la main. Le jeune homme s’apprêtait à la prendre, mais il préféra étreindre Ry dans une autre féroce accolade, et Zoé vit ses yeux se plisser étroitement comme s’il souffrait.
Il dit quelque chose à l’oreille de Ry, qui opina du chef. Enfin, ils se séparèrent et l’homme disparut dans la foule, l’un de ses gardes du corps sur les talons. L’autre fit, de la tête, signe à Zoé et à Ry de le suivre par une petite porte, derrière le bar.
« Je reviens avec vos vêtements », dit-il.
La porte se referma derrière lui et ils restèrent seuls dans une petite pièce presque entièrement occupée par un canapé de cuir blanc, moelleux. Un énorme écran plasma couvrait presque tout un mur ; un autre disparaissait sous des rangées de disques de platine et des pochettes de CD encadrées.
« Eh bien, si le fils de Popov ne savait pas qu’on était là, il ne tardera pas à l’apprendre, commenta Zoé. Une petite centaine de gamins viennent de prendre notre photo avec le chanteur. Au fait, qui est-ce ?
— Sasha Nikitin. C’est une célébrité, ici, en Russie, peut-être pas au niveau de Bono ou du Boss, mais pas loin. Il est assez connu, en tout cas, pour que ce soit un événement chaque fois qu’il arrive quelque part, et tous ceux qui s’affichent avec lui attirent automatiquement l’attention.
— Nikitin… Il est de la famille du professeur Nikitin qu’on doit rencontrer ?
— Sasha est son fils, répondit Ry alors que la porte derrière eux se rouvrait, laissant entrer un grondement de musique trépidante, et le garde du corps qui portait leurs manteaux sous un bras, deux paires d’énormes bottes d’hommes dans l’autre main.
— Si vous décidiez de mettre la main dans votre poche droite, dit l’homme à Ry en les regardant s’équiper, vous trouveriez un Beretta Px4 Storm, ainsi qu’un chargeur de rechange. Dans votre poche gauche, il y a la clé d’un appartement, près du pont Pevchesky, que vous connaissez, je crois. Nous laisserons savoir où vous êtes descendus, fortuitement exprès, vous comprenez ? Pour que les hommes du pakhan puissent vous trouver.
— Ouais. Merci.
— Vous voudrez peut-être mettre ça, maintenant, fit le garde du corps en tendant les bottes à Ry. J’ai dissimulé dans le talon gauche la balise GPS qui nous permettra de vous suivre à la trace. De cette façon, lorsque vous serez entre les mains des hommes du pakhan et qu’ils vous emmèneront, nous pourrons vous localiser ; discrètement, bien sûr.
— Dans combien de temps pensez-vous qu’il va passer à l’action ?
— Je doute qu’il le fasse avant demain matin. Nous avons inséré dans la doublure de duvet de vos parkas un émetteur à ondes courtes… » Le garde du corps s’interrompit, son front se plissa. « Conformément à votre demande, nous n’interviendrons pas pour le sauvetage avant que vous nous donniez le signal, ce qui m’inquiète. Vous serez consciencieusement fouillés avant d’être admis en présence du pakhan : ils chercheront les armes et tout le reste. Ce qui veut dire que vous serez obligé d’improviser en cas de problème imprévu car nous risquons de nous trouver pris de court et d’avoir peu de temps pour intervenir et vous sauver la vie.
— Je sais, dit Ry. Mais il n’y a pas moyen de faire autrement. Nous devons parler à notre homme avant que vous débarquiez en tirant comme des malades. Merci pour tout, fit-il en lui tendant la main. Et dites à Sasha…
— Il le sait, répondit le garde du corps en serrant la main de Ry, coupant court à ses remerciements. Il m’a dit de vous dire que c’était le moins qu’il puisse faire pour l’homme qui lui avait rendu la vie. » Le garde s’interrompit à nouveau et s’éclaircit la gorge. « Vous trouverez l’entrée du tunnel dans le placard, là. C’est une petite trappe dans le sol, sous le classeur.
— Un tunnel ? fit Zoé. Et merde ! Oh, pardon… Je ne voulais pas être impolie… »
Le tunnel était à peine plus large que le toboggan de la descente de linge. À peine. Ils allaient être obligés de marcher à quatre pattes.
« Je déteste ça, gémit Zoé.
— Je sais. Mais il faut voir le bon côté des choses : ça t’évite de reprendre cet ascenseur qui ressemble vraiment trop à un piège mortel. »
Zoé eut un petit rire pitoyable.
« Là, tu marques un point. Alors, on va ramper longtemps dans ce truc ?
— Pas très.
— Tu mens comme un arracheur de dents, O’Malley. Je le vois bien… Enfin, je vais y arriver, je vais y arriver…
— Ouais, tu vas y arriver.
— Mais je suis obligée de le faire tout de suite ? Tout de suite-maintenant, je veux dire ?
— Ouais. Allez ! »
Zoé s’introduisit dans l’ouverture, et ce fut pire que ce qu’elle avait imaginé. Le boyau était creusé à même la terre. D’épaisses planches de bois fixées aux parois l’empêchaient de s’ébouler, et ça sentait le sol humide et le moisi. Une odeur de tombe, pensa-t-elle, et elle regretta aussitôt cette idée. Tous les dix mètres à peu près, une ampoule était accrochée à un fil électrique qui courait au plafond.
Sa respiration faisait un bruit de râpe, comme si l’air entrait et sortait de sa gorge en passant sur du papier de verre, et le sang battait à ses oreilles. Pourtant, d’une façon ou d’une autre, elle continuait à mettre un genou devant l’autre et à avancer.
Cela dit, Ry avait bel et bien menti : c’était vraiment très, très loin.
Ils ressortirent du tunnel par une fausse grille d’égout, au milieu d’une petite place triangulaire sur laquelle se dressait une statue de bronze du poète Pouchkine. Une Lada blanche qui avançait le long du trottoir s’arrêta devant eux dans un bruit de ferraille, le tuyau d’échappement moribond crachant un nuage de vapeur…
Ry ouvrit la porte arrière pour faire entrer Zoé, puis s’assit sur le siège passager à côté d’une petite silhouette emmitouflée dans un manteau de fourrure marron et coiffée d’une toque assortie qui dissimulait son visage.
« Zoé, dit Ry, je te présente le professeur Nikitin. Professeur Nikitin, Zoé Dmitroff. »
Leurs regards se croisèrent dans le rétroviseur. Ses yeux de savant, ronds et larmoyants derrière d’épaisses lunettes à double foyer, lui donnaient des airs de basset artésien.
« C’est un honneur de vous rencontrer, dit Zoé.
— Tout l’honneur est pour moi. »
Il enclencha une vitesse et la Lada s’avança dans la rue.
« Nous allons nous garer devant la station de métro Ploshad Vosstaniya, dit-il à Ry. Comme si nous attendions un ami. Ainsi, nous pourrons parler dans la voiture sans attirer l’attention. »
Comme ils tournaient au coin d’une rue, un courant d’air glacé remonta dans la jambe de pantalon de Zoé. Elle baissa les yeux et vit, à travers un trou dans le plancher, la rue enneigée filer sous la voiture. Elle se tourna sur le côté et replia ses jambes sur le siège, remontant ses genoux sous son menton. La voiture sentait le chou bouilli et le sapin désodorisant accroché au rétroviseur.
Ils roulèrent pendant cinq minutes dans les rues sombres et presque désertes avant de s’arrêter devant un bâtiment au toit en forme de coupole, entouré par un collier étincelant de lampadaires.
Nikitin alluma une cigarette puante.
« Vous venez de la boîte de mon Sasha, là ? J’ai entendu dire qu’il y avait un distributeur de pilules d’ecstasy. »
Zoé surprit l’éclair de sourire de Ry alors qu’il se tournait vers le professeur.
« C’est possible, mais je ne l’ai pas vu. »
Nikitin haussa les épaules.
« Il ne veut pas que je vienne vérifier par moi-même. Il dit que je n’apprécierais pas le style de l’établissement.
— C’est moderne, répondit Ry. Et bruyant.
— Alors, dites-moi… où est la chose que vous voulez que j’analyse pour vous ? » grommela Nikitin.
« C’est moi qui l’ai. »
Zoé fouilla dans la poche de sa parka à la recherche du petit flacon de verre blanc avec son bouchon de caoutchouc que Ry avait acheté à Budapest, en même temps qu’un compte-gouttes à l’aide duquel elle avait prélevé dans l’amulette une petite quantité du liquide qu’il avait rebaptisé « jus d’os ». Dans la pénombre de la salle de bains de l’hôtel, le liquide avait une couleur d’eau de mare. Mais à présent, en tendant l’ampoule au professeur Nikitin, elle s’aperçut avec effroi qu’il luisait d’un rouge éclatant, iridescent.
Et à voir la tête de Ry, il était tout aussi effrayé qu’elle-même.
« Intéressant, commenta le professeur Nikitin en regardant attentivement l’ampoule à travers les verres épais de ses lunettes. D’où ça vient ?
— D’une grotte en Sibérie, répondit Ry. Les gens de là-bas croient que c’est une espèce de fontaine de Jouvence. Qu’il suffit d’en boire une goutte pour vivre éternellement.
— Très intéressant.
— Vous pensez que ça pourrait être vrai ? demanda Zoé. Je veux dire, ce serait possible ? Scientifiquement ?
— Théoriquement, pourquoi pas ? Mais c’est hautement improbable, compte tenu de la complexité du processus de vieillissement. La longévité est influencée par tellement de facteurs génétiques et environnementaux, par les centaines, les milliers peut-être de paramètres individuels qui gouvernent nos cellules et nos organes, alors… »
Le professeur Nikitin secoua un peu l’ampoule, et Zoé aurait juré que la substance rouge, iridescente, s’était mise à briller d’un éclat plus vif.
« Au vu de ses propriétés de luminescence, poursuivit Nikitin, il est compréhensible qu’un peuple primitif ait investi cette substance de pouvoirs spéciaux. Peut-être, un jour, un sorcier ou un guérisseur l’a-t-il mêlée avec des herbes qui ont guéri un malade. Ce qui a donné naissance à une légende.
— Mais vous allez quand même l’analyser pour nous ? demanda Zoé.
— Je pourrais évidemment le faire, mais je ne m’occupe que de biologie du développement. Ce qu’il vous faudrait pour l’analyser, c’est un biochimiste. Je connais une femme, à l’Institut de biorégulation et de gérontologie qui a fait des expériences sur les gènes de longévité des Caenorhabditis elegans – c’est-à-dire des ascarides. Des petites choses presque transparentes. On peut voir au microscope leur cœur, leurs neurones et tout ce qu’il y a à l’intérieur. Ce sont les chouchous d’Olga à cause de leur anatomie simple, et parce qu’ils ont un nombre de gènes limités. J’aimerais qu’elle participe à nos recherches, si vous le permettez. Ses connaissances seraient précieuses. »
Ry secoua la tête.
« Je ne sais pas… Vous avez totalement confiance en elle ? »
Nikitin parut surpris par sa question.
« La confiance de quelqu’un qui a eu une liaison par intermittences avec elle. Pourquoi… ah, fit-il, s’interrompant pour répondre à sa propre question. Vous voulez qu’elle soit discrète, parce que ça comporte un certain danger. Parce que, si quelqu’un avait la preuve de l’existence d’une fontaine de Jouvence, il pourrait tuer pour se l’approprier.
— Il a tué », répondit Ry.
Nikitin regarda encore longuement Ry et hocha lentement la tête.
« Je peux rentrer chez moi en métro. Vous pourriez avoir besoin d’une voiture pendant votre séjour ici. » Nikitin glissa l’ampoule dans la poche de sa pelisse mais ne fit pas mine de descendre de la Lada. « Je viens de me dire, fit-il au bout d’un moment, que si une telle chose existait, une véritable fontaine de Jouvence, en laisser le libre accès à l’humanité pourrait déclencher une calamité. La surpopulation, les guerres, la famine… » Il eut un frisson. « Combien de fois l’homme a-t-il cru voir son salut dans une découverte qui s’est révélée par la suite n’être que l’instrument de sa destruction ? » Il jeta à nouveau un regard à Ry et Zoé vit une sorte de tristesse envahir son visage. « Quand vous étiez à la boîte de nuit, vous avez vu mon fils ?
— Quelques minutes seulement. Nous n’avons pas eu l’occasion de parler.
— Mais il avait l’air bien ?
— Oui, il avait l’air bien. Très bien.
— Sa musique – elle non plus, elle ne doit pas être à mon goût –, j’admets qu’elle me fait horriblement mal aux oreilles. Et pourtant, il a gagné beaucoup d’argent et il est devenu célèbre avec ça. Tout ce qu’il veut, il peut l’avoir… » Nikitin détourna le regard, regarda par le pare-brise la nuit russe, sombre et froide. « Mais là où vous l’avez trouvé, cet endroit dont il s’est échappé grâce à vous, là-bas, la peur s’est gravée dans son âme, comme on grave une pierre à l’acide. S’en remettra-t-il jamais ? C’est la question que je me pose, et je suis incapable d’y répondre. »